Solomon Schechter travaillant sur le contenu de la Guéniza du Caire qu'il ramena à l'Université de Cambridge en 1898
Un projet international veut exploiter l’intelligence artificielle pour révéler les secrets des 400 000 fragments de la synagogue Ben Ezra du Caire.
La Guéniza du Caire, conservée dans la synagogue Ben Ezra, reste l’une des plus vastes archives juives du Moyen Âge : près de 400 000 fragments de textes religieux, administratifs et personnels accumulés pendant près de mille ans.
Une Guéniza désigne un dépôt, généralement situé dans une synagogue, où sont placés les écrits devenus inutilisables mais trop sacrés pour être jetés et destinés à être enterrés rituellement. Le climat sec du vieux Caire a assuré la conservation de ce fond unique, enrichi par une communauté juive florissante où Maïmonide lui-même priait durant son séjour en Égypte.
Découverte à la fin du 19 ième siècle, la Guéniza a fasciné les chercheurs du monde entier. Pourtant, seule une fraction de cette masse documentaire a pu être étudiée : la majorité des fragments ne sont ni catalogués, ni reconstitués, et à peine 10 % disposent d’une transcription.
L’intelligence artificielle entre en scène
Le projet européen MIDRASH veut transformer le travail des chercheurs grâce à des outils capables de lire, classer et reconnecter des fragments éclatés.
Pour combler ce retard, des équipes israéliennes et européennes misent sur une nouvelle génération d’outils d’intelligence artificielle. Le projet MIDRASH, financé par le Conseil européen de la recherche, s’appuie sur la base numérique de la Bibliothèque nationale d’Israël et réunit plusieurs universités autour d’un objectif ambitieux : rendre cette gigantesque archive lisible et exploitable.
"Nous cherchons en permanence à améliorer la capacité des machines à déchiffrer les écritures anciennes, explique Daniel Stokl Ben Ezra, chercheur à l’École Pratique des Hautes Études et coordinateur du projet. Les fragments les plus difficiles sont relus par des spécialistes ; leurs corrections servent ensuite à entraîner le modèle, qui gagne en précision à chaque répétition."
Document écrit par Maïmonide en langue arabe avec des caractères hébreux
Ce que l’IA rend possible
Déchiffrer, reconstruire, traduire : un changement d’échelle sans précédent pour l’étude du judaïsme médiéval.
Les avancées technologiques ouvrent désormais trois voies majeures :
Lire automatiquement des écritures multiples.
Les fragments mêlent hébreu, judéo-arabe, araméen, yiddish ancien, et plusieurs types d’écritures cursives ou carrées. Les modèles de l’IA peuvent : distinguer différents styles graphiques dans un même document, identifier la main d’un scribe, reconstituer des mots partiellement effacés. Une tâche autrefois réservée à une poignée de spécialistes.
Recomposer des manuscrits éclatés.
L’IA compare la forme des déchirures, la texture du papier, la densité de l’encre et même certaines caractéristiques graphiques pour proposer des rapprochements entre fragments. Cette technologie, déjà utilisée pour d’autres corpus antiques, permet de reconstituer des manuscrits que personne n’avait pu rapprocher manuellement.
Rendre les textes interrogeables et comparables.
Une fois transcrits, les documents deviennent exploitables à grande échelle. Ils pourront rechercher automatiquement les noms de familles, marchands ou rabbins, cartographier des réseaux commerciaux, faire une analyse linguistique fine entre hébreu, arabe, araméen ou yiddish.
« Les progrès des outils de traduction et de transcription sont devenus incroyablement performants et rendent la matière beaucoup plus accessible, non seulement aux chercheurs mais aussi au public », souligne Daniel Stokl Ben Ezra.
La numérisation de fragments de la Genizah du Caire
Une fenêtre ouverte sur la vie juive médiévale
Parmi les fragments déjà transcrits grâce à ces nouvelles approches figure une lettre en yiddish du 16 ième siècle : Rachel, une veuve de Jérusalem, y écrit à son fils installé en Égypte. Celui-ci a ajouté sa réponse dans les marges, décrivant la lutte quotidienne pour survivre à une épidémie frappant Le Caire.
Ce type de témoignages, intime et rare, pourrait n’être qu’un aperçu des milliers d’histoires enfouies dans la Gueniza et que l’IA est désormais en mesure de révéler.