![]() ![]() Quelle est l'attitude des talmudistes vis-à-vis du phénomène de la sorcellerie ? Elle se résume en trois termes indiqués dans notre texte : apprendre, comprendre, légiférer. Il est possible que des spécialistes de l'histoire des idées montrent que dans tel ou tel cas des doctrines extérieures ont influé sur le développement de la pensée juive. Mais il ne peut s'agir que d'un cas d'exception, d'une sorte d'effraction. Cela est contraire à la volonté explicitement formulée et constamment rappelée par les autorités traditionnelles de s'opposer à l'intrusion d'idéologies extérieures au sein du judaïsme. Alors que vis-à-vis de la sorcellerie, les Sages préconisent une attitude de connaissance et d'analyse, au contraire dans le domaine idéologique et religieux, ils penchent nettement pour un rejet systématique. Un texte du traité Avote (III, 18) éclaire ce problème : Rabbi Eli'ézèr Bèn 'Hassma dit : " Les nids et les débuts de l'impureté sont dans le corps même de la loi ; l'astronomie et la géométrie sont les périphériques de la 'Hokhma" (La traduction du mot Guématriote par géométrie est donnée par le Maharal de Prague dans son ouvrage le Chemin de la vie (Dérèkh 'Haïm) ; les lignes qui suivent s'inspirent largement de son commentaire). D'abord quelques remarques sur ce texte. Le terme de "nids" est générique : il désigne l'ensemble des lois concernant les sacrifices d'oiseaux qu'une femme apportait au temple après un accouchement. L'expression "les débuts de l'impureté" est également générique. Elle renvoie à l'ensemble, très complexe à l'époque, des lois concernant le calcul des périodes de pureté et d'impureté de la femme. Enfin le mot hébreu "Parparaote" que j'ai rendu par "périphériques" a pour sens concret, soit le dessert d'un repas, soit l'apéritif qui le précède. Il provient effectivement du mot grec qui a donné en français le mot périphérique. ![]() Un texte Notre texte leur oppose l'astronomie et la géométrie, sciences prestigieuses, exactes, universellement respectées. Ainsi, les aspects les plus bizarres de la loi de la Tora sont mis en regard des aspects les plus brillants des sciences extérieures. La relation que le texte établit entre ces deux domaines est précise : la loi constitue la partie centrale de la 'Hokhma; l'astronomie et la géométrie en sont la partie périphérique, l'apéritif ou le dessert, au choix. Pourquoi cette hiérarchie ? Comme nous l'avons vu précédemment, elle n'est pas fondée sur une différence dans le degré de vérité auquel parviennent respectivement la Tora et la science. Elle n'est pas non plus fondée sur une considération de théologie dogmatique : la Tora serait obtenue par révélation prophétique, tandis que la science résulterait de l'effort de la seule raison humaine. Là n'est pas l'essentiel du problème. Ce qui distingue la Tora de la science, c'est le contenu. La Tora a pour objet premier de définir ce que doit être le comportement humain. Autrement dit, elle se conçoit comme science de l'homme en tant qu'homme, ce qui pour elle signifie tout à la fois libre, conscient, responsable, soumis à des obligations encadrant le faisceau des liaisons multiples dans lesquelles il est inséré. Toutes les relations que l'homme entretient, relations avec autrui en premier lieu, mais aussi avec la nature, avec soi-même, toutes les aspirations de l'homme à la valeur, à la perfection, à la transcendance, y sont considérées, analysées et jugées. Recherche que l'on peut à bon droit qualifier d'infinie aboutissant à la Halakha, à la loi, juste règle d'action ou de comportement. Recherche jamais achevée, toujours approfondie ou complétée à mesure qu'apparaissent dans l'histoire de nouvelles situations ou de nouvelles relations. En d'autres termes, la Tora vise à répondre à la question : qui est l'homme ? Mais non pas l'homme en tant que substance ou en tant qu'objet dont on détaillerait les propriétés. Il ne s'agit pas de répondre à la question "qu'est l'homme ?", mais bien à la question "qui est l'homme ?", en tant que sujet, en tant que personne. Il résulte immédiatement de cette définition que la Tora s'adresse à la fois à la volonté de l'homme et à sa pensée (Orote Hakodech), que son contenu se présente d'emblée et d'une manière indiscernable comme connaissance et comme norme, car dans la réponse à la question "qui est l'homme ?", il est impossible de distinguer ce qui est et ce qui doit ou devra être. L'idéal et l'avenir, le projet à réaliser et l'être qu'il faut engendrer, font autant partie de la définition de l'homme que son passé et l'identité déjà constituée. Or les sciences extérieures scrutent chacune un contenu particulier, un aspect de la réalité, et visent à répondre à la question "qu'y a-t-il ?", "qu'est-ce ?". Non plus à la question "qui ?" mais à la question "quoi ?" Qu'il s'agisse des sciences de la nature physique ou biologique, des sciences sociales ou même des sciences de l'esprit, telles la psychologie ou la psychanalyse, chacune, avec son approche et dans son domaine, vise à décrire et comprendre un aspect particulier de la réalité objective. Elles ne sauraient atteindre l'étude de l'homme en tant qu'homme, en tant que personne, en tant qu'être moral en donnant à cette expression l'acception la plus large. Le domaine ainsi exploré transcende tous les autres, même ceux auxquels il est le plus directement lié, tels la politique, l'économie etc. Pour mieux expliciter cette distinction, prenons un exemple. Il est bien connu que l'un des dix commandements reçus au Sinaï est l'interdit de l'assassinat (Lo Tirtsa'h). La nécessité d'un tel interdit fait partie des évidences premières. Une société dans laquelle l'assassinat serait autorisé ne pourrait subsister, sa légalisation étant parfaitement incompatible avec toute vie politique et toute organisation économique. Mais est-ce là la signification intrinsèque de cet interdit ? On se convainc vite qu'il ne s'agit là que de considérations pratiques, quasiment techniques, qui ne justifieraient pas la présence de l'interdit au sein d'une révélation. Son fondement véritable réside en l'humanité même de l'homme, laquelle implique par définition reconnaissance et respect de l'autre homme en tant que tel et donc en premier lieu conscience de la valeur de sa vie et de son unicité. Chaque commandement, interdiction ou obligation, a cette double nature à des degrés divers, est nécessaire ou souhaitable en vertu de considérations pragmatiques d'un côté, est fondé sur tel ou tel aspect de l'humanité de l'homme de l'autre. ![]() La multiplicité et l'enchevêtrement des problèmes posés deviennent parfois vertigineux et aucun effort individuel ne pourrait suffire pour les délimiter et à plus forte raison les résoudre. Ce travail ne peut être effectué que par une collectivité se vouant à sa tâche avec acharnement, héritant des conclusions du passé, les approfondissant et transmettant les nouveaux résultats aux générations ultérieures. Le caractère central attribué à la Tora ne réside pas dans des caractéristiques formelles mais dans la conception que la tradition a de son propre contenu. La Tora est la science du qui, les autres sciences étant celles du quoi. Cela étant établi, une question importante se pose : la connaissance des sciences extérieures est-elle utile, voire nécessaire, à l'approfondissement de la Tora elle-même ? Cette question a deux aspects, l'un technique ou pédagogique, l'autre théorique. |
![]() Comme le remarquent de nombreux auteurs et Rabbi Yéhouda Halévy en particulier, le calendrier des fêtes, les lois de la pureté familiale, celles de l'abattage des animaux en vue de leur consommation, exigent pour être comprises maintes connaissances d'astronomie, d'anatomie ou de médecine. Combien nombreux sont les principes extraits de la nature des nombres et des propriétés des figures géométriques dont on peut induire ce qu'il convient de nier de Lui, qu'il soit élevé. Et cette négation nous conduit à divers sujets. Quant aux choses de l'astronomie et des sciences de la nature, je ne pense pas que tu auras le moindre doute qu'il s'agit là de choses indispensables pour saisir la relation du monde au gouvernement divin telle qu'elle est en vérité et non selon l'imagination. Il y a aussi beaucoup de sujets théoriques qui, sans fournir des principes pour la connaissance métaphysique, exercent néanmoins l'esprit et lui donnent l'habitude d'effectuer des démonstrations et de connaître la vérité dans ce qu'elle a d'essentiel... Il faut donc nécessairement que celui qui veut atteindre la perfection humaine s'instruise d'abord dans la logique, puis graduellement dans les mathématiques, ensuite dans les sciences de la nature et après cela dans la métaphysique. Le Gaone de Vilna On ne peut tirer d'une telle phrase des conséquences excessives et définitives. C'est précisément l'incertitude qui l'entoure qui est significative. Le fait qu'elle ne soit que rapportée et non écrite par le Gaone de Vilna lui-même, et inversement que par la suite elle ait été acceptée comme authentique, que notamment le Rav Kook en ait développé certaines implications, montre à la fois l'importance et le danger des principes qu'elle révèle. Il y a là affirmation de l'unité dernière de la vraie connaissance. La Tora et la science sont deux manifestations distinctes mais indissociables d'une même vérité. Le risque inhérent à une telle conception est clair : elle pourrait en effet mener à une réduction simpliste, à confondre la Tora avec un livre de médecine, à lui retirer sa dimension d'intériorité et de transcendance, à aboutir à une sorte de scientisme, la Tora n'étant plus la "science du qui" mais une "science du quoi" parmi d'autres. L'unité de la Tora et de la science postulée ici n'est pas l'unité d'un mélange ou celle d'une synthèse. C'est en quelque sorte une unité par correspondance, l'unité qui relie la face interne et la face externe d'un même récipient. Dernière question. Dans les deux derniers siècles, un développement scientifique sans précédent s'est produit. Ce développement a également entraîné des modifications d'approche ou d'attitude relativement à de nombreux problèmes. Doit-on comme conséquence de cette évolution prévoir un approfondissement de la tradition ?Ainsi, avec le développement scientifique, ce sont à la fois l'exigence et l'aptitude de l'esprit humain à recevoir des vérités autrefois trop subtiles qui se sont accrues. Ces exigences nouvelles ne constituent pas une remise en cause de la vérité de la tradition, encore moins une contestation. Elles impliquent cependant un effort de purification de la formulation, écartant certaines représentations confuses ou erronées qui se sont introduites par suite d'influences extérieures. D'autre part, les catégories et les énoncés de la théologie scolastique du moyen âge, en tout cas dans leur littéralité, ne suffisent plus pour l'exposé des doctrines fondamentales du judaïsme. ![]()
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