L'explication scientifique
L’ingérence du cerveau dans notre perception de la « réalité »
Au cœur de notre regard, là où l'on croit tout voir, se cache un trou noir minuscule, une faille dans la perception : le point aveugle. C’est l’endroit précis de la rétine où le nerf optique sort de l’œil, emportant vers le cerveau les données visuelles recueillies par la rétine... mais à cet endroit aucune cellule visuelle n’y est présente.
Donc sans photorécepteurs aucune image ne peut s’y former. Pourtant, nous ne percevons aucun trou dans notre champ visuel. Pourquoi ? Parce que notre cerveau, sans que nous en ayons conscience reconstitue l’image. Il remplit ce vide automatiquement.

Le cerveau, cet illusionniste hors pair, sans demander notre avis, comble le vide. Il invente, reconstitue, arrange. Résultat : nous croyons voir une réalité complète… alors qu’une partie nous échappe entièrement. Ce que nous croyons voir n’est en fait qu’une construction mentale.
Il y a dans l’intellect humain un point aveugle semblable à celui de l’œil. Ce que nous tenons pour évident, cette perception n’est parfois qu’un travestissement partial de la réalité. Nos jugements, nos émotions, nos premières impressions générés par notre cerveau ne sont parfois qu’illusions. En termes psychologiques : Nous ne percevons pas les angles morts – littéralement et métaphoriquement.
Ce que je ne vois pas, et crois voir
Dans la Torah, les allusions à ce phénomène sont nombreuses.
Le Rav Eliyahou Dessler dans son Mikhtav me-Eliyahou souligne que la perception de l’homme est toujours filtrée par son propre esprit et ne reflète pas une réalité objective, mais subjective. Nous voyons le monde tel que nous sommes, non tel qu’il est réellement :
« Même le plus grand esprit ne peut résister à une inclination cachée (נטייה - penchant), car l'inclination fausse la vision sans que la personne ne s'en aperçoive » - « אפילו השכל הגדול ביותר אינו יכול לעמוד בפני נטייה נעלמת, שכן הנטייה מסלפת את הראייה מבלי שהאדם יחוש בכך » -
Dans le " Kountrass HaBé'hirah" (Traité du libre-arbitre, qui est inclus dans le Volume 1 de Mikhtav Me'Eliyahou) le rav enseigne que la bataille morale et spirituelle de chaque individu est unique. Le véritable libre-arbitre (la Bé'hirah) ne s'exerce pas sur les choses qui nous sembles évidentes, ou à l'inverse impensables mais sur des finesses, parfois difficiles à percevoir.
« Le lieu du conflit intérieur, [où l’homme lutte entre des tendances opposées], c'est là que se trouve son libre-arbitre. Ce qui lui semble évident, ou ce qui ne lui vient pas du tout à l'esprit, ne le concerne pas véritablement » - « מקום המאבק של האדם שם נמצאת בחירתו. מה שנראה לו מובן מאליו, או מה שאינו עולה כלל על דעתו עדיין אינו שייך אליו באמת »
Il est alors evident qu'une inclination cachée (נטייה - penchant) aura tendance à le fourvoyer inconsciemment.
Chez le Sfat Emet (Rabbi Yehouda Leib Alter de Gour), le thème de la perception de la réalité est souvent abordé dans ses commentaires sur les Parachiote. Il enseigne que la vision d'un individu n'est souvent qu'une projection de lui-même, limitée par son ego et ses désirs. Il incite à réparer notre regard afin de voir la réalité telle qu'elle est, au-delà des illusions créées par le Yetzer Hara (mauvais penchant) et par nos propres jugements biaisés.
L'effort spirituel, comme l'étude de la Torah et la pratique des Mitsvote, permet de nettoyer la lentille de notre âme, de retirer ces "points aveugles" et de se connecter à une vérité plus profonde qui tend à nous rapprocher notre créateur.
La mise en garde de la Torah
C'est pourquoi la Torah nous met en garde concrètement contre des "points aveugles" spirituels et moraux.
Attention au jugement intempestif : « Ne juge pas ton prochain tant que tu n’es pas à sa place. » - « אַל תָּדִין אֶת חֲבֵרְךָ עַד שֶׁתַּגִּיעַ לִמְקוֹמוֹ » (Pirké Avote 2:4)
Pourquoi ce conseil ? Parce que ce que nous voyons de l’autre, ce qui semble évident, est peut-être précisément le point aveugle moral. Nos maitres nous demandent ici de considérer qu’il y a du non-visible dans l’autre, des "points aveugles" spirituels et moraux qu'il faut apprendre à déchiffrer.
Quand le regard du juge est faussé

Le Talmud (Ketoubote 105b) développe remarquablement le thème de l’illusion de la clarté, en particulier chez les juges, ceux qui sont censés voir « objectivement ».
Le Talmud y traite du potentiel de partialité dans le jugement, même sans corruption explicite. La discussion est fondée sur une lecture fine de :
« Tu ne fausseras pas la justice, tu ne feras pas de favoritisme et tu ne prendras pas de pot-de-vin, car le pot-de-vin aveugle les yeux des sages et pervertit les paroles des justes. » - « לֹא תַטֶּה מִשְׁפָּט לֹא תַכִּיר פָּנִים וְלֹא תִקַּח שֹׁחַד כִּי הַשֹּׁחַד יְעַוֵּר עֵינֵי חֲכָמִים וִיסַלֵּף דִּבְרֵי צַדִּיקִם ». (Deutéronome 16:19)
Le Talmud commente : Rav Yehouda a dit au nom de Rav : même avec l'intention de rendre un jugement juste, il est interdit de prendre un pot-de-vin. « אמר רב יהודה אמר רב: שוחד – אפילו לשפוט דין אמת אסור ליטול ». (Ketoubote 105b)
Cela peut sembler paradoxal : pourquoi interdire un cadeau s’il n’influence pas le verdict ? Le Talmud explique que le cadeau crée une unité psychologique inconsciente entre le juge et l’une des parties. Il n’est plus capable de voir clairement. Même s’il veut être juste, il ne le peut plus.
L'interprétation est la suivante : le mot שֹׁחַד (Cho'had - pot-de-vin) peut être lu comme une contraction de l'expression שֶׁהוּא חַד (Chéhou 'Had), qui signifie "qui est un". Cette analyse souligne un principe psychologique profond : le simple fait de recevoir un cadeau crée une connexion émotionnelle et un sentiment d'obligation. Le juge perd son impartialité, non pas par malice, mais parce qu'il se sent, même inconsciemment, faisant "un" avec le donateur.
Le Talmud poursuit avec des anecdotes sur des Amoraïm (sages du Talmud) qui refusaient tout geste de faveur, même minime, de la part d’un justiciable : « אמימר הוה יתיב בדינא, אתא ינוקא וקא דר ליה סודרא על רישיה — אמר: דינא לא דינא »
Amemar était en train de juger, un enfant est venu lui poser un foulard sur la tête pour l’ombrager. Il dit : Je ne peux plus juger ce procès !
Un simple geste de respect, sans intention corruptrice, suffit à altérer sa neutralité perçue. Cela illustre parfaitement le point aveugle moral : le juge ne sent rien, mais sait qu’il ne peut plus faire confiance à sa propre perception.
Une leçon éthique et spirituelle
Cette Guémara pose une affirmation radicale : même le tsaddik, même le sage, ne peut se fier à sa propre vision dès qu’il est émotionnellement impliqué, fût-ce de façon infime.
C’est l’inverse exact de la pensée moderne, où l’on dit souvent : « Je suis objectif », ou : « Je sais ce que j’ai vu ».
La Torah, elle, enseigne : même ce que tu crois voir peut être faux – précisément parce que tu es convaincu de le voir clairement. Et c’est précisément cela que le Cho'had provoque : non pas une corruption volontaire, mais une déformation subtile et inconsciente du regard.
La dissimulation de la présence Divine

Le concept de Hester Panim (en hébreu, הסתר פנים) se traduit littéralement par "le masquage de la face" ou "le retrait de la face". C'est une éclipse de la manifestation de D-ieu, un état où l'humanité ne perçoit pas de manière évidente Sa main dans les événements, laissant place à l'impression que le monde fonctionne par un hasard absolu ou par des lois naturelles immuables.
Ceci n'implique pas que D-ieu est absent, mais bien qu'il a choisi de se cacher ou de se voiler, rendant Sa présence essentiellement accessible à ceux qui le recherchent.
Cette occultation peut être vue comme une conséquence de nos actions ou comme une condition de l'exil, nous obligeant à rechercher D-ieu dans l'obscurité. Mais surtout, elle tend à développer notre foi en cherchant, à travers les manifestations de la nature, la main et la volonté de D-ieu.
Le concept de Hester Panim trouve sa source principale et la plus explicite dans le livre du Deutéronome (Devarim 31 :18) : "והסתרתי פני" - "Et Moi, Je voilerai Mon visage en ce jour-là, à cause de tout le mal qu’ils auront commis, car ils se seront tournés vers d'autres dieux."
Avertissement renforcé dans le verset 17 par la répétition du verbe : "אנכי הסתר אסתיר פני" (Anokhi Haster Astir Panaï), qui se traduit par "Je voilerai, Je voilerai Mon visage".
Ce concept se retrouve également dans le livre d'Esther, dont le nom même (אסתר) est dérivé de la racine s-t-r (סתר), signifiant "cacher" ou "voiler".
C'est l’histoire de la délivrance divine qui se déroule de manière cachée, à travers des coïncidences et des actions humaines, sans miracles spectaculaires. Le Midrash et le Talmud notent que le nom de D-ieu n'apparaît jamais explicitement dans le Livre d'Esther, ce qui est une illustration parfaite du Hester Panim.
Le message de la Torah
Le point aveugle de l’âme, selon la Torah, n’est pas là où l’on doute, mais là où l’on est trop sûr de soi. Comme dans l’œil, ce que nous ne voyons pas est compensé — par la mémoire, l’habitude, l’émotion — et nous prenons cette reconstitution pour la vérité.
La Torah nous demande alors un exercice difficile : remettre en question ce que nous croyons voir clairement, cultiver une vigilance intérieure, et faire place à une forme d’humilité devant notre propre regard et surtout faire place à la dimension divine qui s'est volontairement dissimulée.